L'agent d'immigration est
monté sur le bateau. Après un interrogatoire en règle il a
tamponné mon passeport et m'a autorisé à poser le pied sur le sol
américain. Au bas de la passerelle, nous attendait un chauffeur qui
devait nous conduire au bureau de l'immigration pour finaliser notre
entrée sur le territoire avec notamment la prise d'empreintes. Et le
moins que l'on puisse dire c'est qu'entre lui et moi, ça ne l'a pas
fait. Assez autoritaire dans sa démarche
(« pose ton bagage ici, toi, le tien là »),
j'ai eu le malheur d'ouvrir la portière sans sa permission. S'en est
suivi une vive séance de remontrances où j'ai vite compris que je
n'étais pas chez moi, et pas nécessairement le bienvenu. Nous
sommes finalement montés à bord de la voiture. L'ambiance était
glaciale, et ce n'était pas lié qu'à la climatisation. Le bureau
d'immigration se trouve à Bayonne, sur un autre terminal portuaire,
celui des croisières (on a pas idée d'arriver à l'étranger sur
un bateau de marchandises). Nous avons donc roulé un bon moment,
longeant des bâtiments industriels désaffectés, dans des rues
défoncées et désertes. Le soleil couchant commençait à nous
fuir. Des images non sans rappeler le cinéma de Scorsese. Ambiance.
Finalement, une fois les formalités faites, nous avons été déposés
dans Manhattan, après un trajet sur un mélange sonore de country et
de musique classique. Mais Manhattan n'était pas ma destination
finale. J'ai décidé de résider dans Brooklyn, et plus précisément
à Bushwick, mais je vais y revenir.
J'ai déjà eu la chance
de passer une semaine à New York il y a une dizaine d'année, et
trois jours plus récemment. J'ai eu plaisir à retrouver certains
endroits. La quiétude de Central Park, où les glandeurs côtoient
les sportifs. Les rues ombragées et animées d'East Village. Le
plaisir de capter et sentir cette énergie. L'architecture improbable
du Flat Iron. J'en ai également profité pour découvrir des lieux
que je ne connaissais pas encore, comme la High Line, ancienne ligne
ferrée aérienne, astucieusement transformée en une belle ballade
verte qui slalome entre les buildings et survole les voitures. J'ai
découvert le One World Trade Center achevé. Au pied du building, on
retrouve le mémorial du 11 Septembre. Au cœur d'un jardin sobre,
les deux anciens emplacements des Twin Towers sont matérialisés.
Pour la mémoire, comme une cicatrice. Ces deux trous béants ont été
aménagés en sortes de piscines sans fond. Sur tout leurs périmètres
coule une cascade qui se vide dans un trou central comme des larmes
intarissables. Le nom des victimes recouvrent tout le pourtour. Un
bel espace de recueillement. Niveau histoire, j'ai également fait un
saut à Ellis Island. La porte d'entrée de l'Amérique de la fin du
19éme siècle jusqu'à la moitié du 20éme siècle. Un beau musée
assez instructif dans les bâtiments d'époques bien conservés.
Parcourir la grande pomme
fait inévitablement cheminer par d'autres lieux emblématiques, mais
qui me touche moins. Moins qu'il y a dix ans en tout cas. Chinatown,
Time Square, l'Empire State Building, le Rockefeller Center... Et
puis en sortant de Central Park, en descendant la 5eme avenue, je
suis passé devant la Trump Tower. La dernière fois, l'homme était
un milliardaire excentrique, aujourd'hui il l'est toujours mais il
est devenu en plus président de la première puissance mondiale et
nous livre actuellement une guerre d'égo avec son équivalent
nord-coréen. Frissons dans le dos. Je regarde les gens se prendre en
photo en masse devant l'objet phallique. Je reprends ma marche un peu
désappointé quand je tombe sur un homme remontant la rue dans
l'autre sens et arborant un t- shirt blanc avec l'inscription « I
Miss Obama » (Obama me manque). Une photo, une poignée
de mains, un rapide échange et je repars. Et c'est maintenant avec
le sourire que je regarde les bus déverser des flux de touristes
asiatiques sur les trottoirs qui aussitôt s'agglutinent sur les
vitrines en face.
Mais finalement, le New
York que je veux vous raconter n'est pas celui de Manhattan. Je veux
vous raconter celui de Brooklyn. Le voisin prolo. Pour parler de
Brooklyn, je pourrais évoquer Dumbo au pieds du Brooklyn Bridge où
on a une vue imprenable sur Manhattan et ses gratte-ciels. Je
pourrais également aller tout au nord à Greenpoint pour décrire la
vie animée et populaire qui s'y déroule et où on croise une petite
communauté polonaise.
Pour parler de Brooklyn,
j'aurais pu évoquer, tout au sud, Coney Island. Une anomalie, un
lieu hors du temps. La plage à une heure de Manhattan. Un cadre
démodé et vieillot mais qui garde son charme. Une longue et large
promenade en bois longe la plage et borde le parc d'attraction de
Luna Park et autres stands à hot dogs et confiseries. Les deux rues
qui traversent le quartier ont des noms dans l'esprit: l'avenue du
Surf et l'avenue des Sirènes. Tout un programme. Palavas les flots,
le kitsch en plus. On y croise également le stade du NY Cosmos,
ancienne équipe glorieuse de soccer (aujourd'hui en ligue
mineure) où a évolué Pelé. Sur le ponton les badauds
regardent des habitués en train de s'exercer à la pêche. Mon
regard lui est dans l'autre direction, sur ces cargos posés à
l'horizon. Instant nostalgie.
Pour parler de Brooklyn,
j'aurais pu décrire Little Odessa, petite enclave russe. Sous le
métro aérien, une rue continuellement ombragée dessert une
multitude de magasins aux enseignes en cyrilliques. Chaque passage de
métro fait un vacarme impossible qui ne semble pourtant pas
perturber la population locale.
Pour parler de Brooklyn,
je pourrais parler de Williamsburg. Quartier branché qui fait face
directement à Manhattan. Avec la pression immobilière, de jeunes
new-yorkais imaginatifs et créatifs s'y sont installés et ont donné
une autre vie à ces anciens entrepôts (lofts, bars,
boutiques...). La visite y est agréable le long de Bedford
Street et Berry Street. Au bord de l'East River, quelques espaces
verts offrent de superbes vues sur les densités de Manhattan. Mais
le soir (en tout cas celui où j'y étais et dans les lieux où
j'étais), la mixité s'estompe, les bières coulent à flot,
mais le charme de l'endroit s'évapore. Indiciblement, le capitalisme
a rattrapé la fougue locale et semble avoir repris ses marques.
Comme si la maladie de Manhattan avait franchi le pont. Mon Brooklyn
est ailleurs.
Non, pour parler de
Brooklyn, j'ai choisi de parler de Bushwick. Le quartier où j'ai
séjourné. J'ai choisi de résider à Bushwick car c'est là que me
paraissait se trouver une partie de l'énergie actuelle de la ville.
L'énergie de ceux qui créent, qui s'approprient de nouveaux
territoires, de nouveaux espaces. Et là également où résident les
new-yorkais du quotidien. Ceux qui travaillent sur Manhattan mais
logent de l'autre côté de l'East River. Dans le prolongement de
Williamsburg donc, Bushwick est un vaste territoire métissé. La
mixité tranche, elle est visible. Au supermarché du coin, chaque
communauté à d'ailleurs son propre rayon avec ses propres produits.
Il y a du riz partout mais jamais le même. Ah, La bouffe! Une
catastrophe! Je vous épargne la description de ce qu'ils appellent
fromage et charcuterie. Heureusement il reste quelques enseignes
« organic » pour me sustenter. Organique en opposition à
transformé, modifié, chimique...
Le quartier est grand,
six stations de la ligne L du métro le desservent. Au nord, autour
des trois premières, on retrouve de nombreux entrepôts et ateliers.
C'est naturellement là qu'on sent l'évolution en cours. On aperçoit
une multitude de tags et graffitis qui recouvrent ces grands
palissades et murs en tôle et briques. Et de ci de là, certains de
ces espaces ont muté. Une population a décidé d'y apporter une
nouvelle énergie, d'en faire un espace de vie, de création et de
détente. En fin de journée, l'atmosphère y est très agréable. Au
détour d'une rue, on voit se détacher l'Empire State Building en
fond. Mais on est déjà loin. Ici, on respire.
Moi, j'habite au sud du
quartier, dans la partie résidentielle. Le long des avenues, on
retrouve les commerces sans charme (laveries, fast food,
coiffeurs, supérettes...)
d'où partent, à angle droit, de longues rues où s'alignent de
nombreuses habitations groupées. Un ou deux étages desservis par un
petit escalier en pierre et un sous sol accessible par une trappe. A
l’arrière de chaque habitation une minuscule cour privative.
Un ensemble de petits blocs dans la plus pure tradition
américaine. Et de temps à autre un petit parc (de l'herbe
clairsemée et des bancs) toujours bondé. L'ensemble n'est pas
propre, loin de là. Mais ce désordre n'est pas dérangeant. Les
rues ne sont pas délabrées, on va dire qu'elles sont usées,
qu'elles ont vécu. Car de la vie, il y en a tout le temps, partout.
Des grosses voitures passent au ralenti, toutes vitres baissées,
volume sonore à fond. Des anciens se regroupent autour d'un banc à
l'ombre d'arbres faméliques. On observe des gens pressés qui ne
laissent sur leur passage qu'une haleine de shit. Des gens qui
prennent leur temps, à pied , à vélo. Des gens bien occupés qui
trimballent tout un attirail. Des dégaines singulières. Des langues
étrangères, de l'espagnol, du chinois, et d'autres que je ne peux
identifier. J'observe ça du fronton de la maison le soir, assis sur
les marches. Je contemple cette Amérique et son quotidien. Tout au
sud, le quartier se termine par une vaste étendue verte. Le
cimetière d'Evergreen. Les tombes se résument à de simples pierres
tombales plantées dans l'herbe. Les patronymes gravés sur le
minéral renvoient bien à la diversité observée chez les vivants.
La ligne de métro
structure ce quartier populaire. Elle est également très
représentative de ses habitants. En fin de journée, on y accompagne
ces travailleurs qui quittent Manhattan et rentrent chez eux. On
observe leurs sacs de commissions estampillés « Trader Joe ».
Vu la qualité des commerces de proximité, je peux comprendre le
choix. Après une dure journée de labeur à servir dans un
restaurant, faire l'entretien d'un immeuble de bureau ou travailler
sur un chantier, les gars de Brooklyn rentrent chez eux avec leur
stocks de « noisettes » comme des écureuils, alors que
sur Manhattan il reste certains touristes qui ne consomment que ce
qu'on leur donne, comme des pigeons. La comparaison peut être
prétentieuse et quelque peut sévère, mais en observant dans
Madison Square Park un écureuil manœuvrer une flopée de pigeons
comme un chien de berger avec des moutons elle s'est imposée
naturellement à moi.
Yo!
RépondreSupprimerMerci pour ce joli billet newyorkais.