Après une journée
passée dans les avions, je rejoins Las Vegas depuis Chicago via
Phoenix. Au travers des vitres du bus qui me mène de l'aéroport à
mon hôtel, j'observe au loin sur ma gauche la skyline constituée de
l'ensemble des casinos peuplant le strip,
l'axe principal de la « ville du vice ».
Le premier bâtiment qui se détache, c'est l'hôtel doré du Mandala
Bay. Celui là même au cœur de
la tragique actualité deux jours auparavant. Je n'irai pas sur les
lieux de la fusillade, pas vraiment attiré par le côté voyeur de
la chose. Je laisse les locaux à leur recueillement et leur pudeur.
Hormis des messages de soutien sur les grands panneaux lumineux du
strip. Le sujet ne
semble pas avoir perturbé la vie quotidienne. Tout semble se
dérouler normalement, la ville continue d'offrir son lot de
divertissement. Show must go on !
Las
Vegas c'est donc essentiellement une longue rue qui concentre vingt à
trente énormes hôtel-casinos regroupant une multitude de
restaurants, bars et salles de spectacle. Tout est fait pour divertir
et permettre l'évasion. C'est une rue hors de la réalité. Un
échappatoire le temps d'un soir, d'un week-end ou d'une semaine. Les
casinos contrastent les uns avec les autres. Chacun mettant un thème
en avant. Et forcement, ceux qui datent un peu ont aujourd'hui un
côté kitch. Entre autres, il y a ceux qui jouent la carte de
l'Italie et son côté élégance, raffinement et marbre-antique,
comme le Bellagio, le
Caesar Palace ou le
Venetian. Il y a ceux
qui sont plus dans les tropiques et l'exotisme comme le Rio
ou le Flamingo.
Et il y a bien sur le Paris et
sa reproduction de la tour Eiffel.
Je
profiterai de mon premier soir pour faire le tour du propriétaire.
Chaque casino offre des enfilades de machines à sous et des
successions de tables de black-jack et de roulettes. Mais ce que je
recherche se trouve plus loin, dans un recoin reculé, presque
caché : la poker room. Entre dix et vingt tables en fonction
des établissements, très loin d'être toutes occupées. A côté de
l'armée de bandits manchots c'est très maigre, ça m'a surpris. Les
tenues des gens sont plutôt décontractées sauf au Bellagio où
j'ai assisté à un défilé de costumes et de tailleurs. Entre son
célèbre spectacle de jets d'eau et le fait qu'il ait servi de décor
au film Ocean's Eleven, il doit cultiver un certain imaginaire
dans l'esprit des gens.
Mon
hôtel n'est pas sur le strip, il est à une petite demi-heure
de marche. C'est le Silver Sevens. hôtel un peu défraîchi
mais qui fera bien l'affaire. Il y a également un casino au rez de
chaussée. La clientèle n'est pas la même que sur le strip,
certaines machines proposent des mises plus petites ce qui attire
une population plus « cheap », voire locale. Cette
petite marche matin et soir me permet de poser une limite physique
entre la partie « à vivre » et la partie « à
divertir ». Je compte effectivement bien profiter de ces
cinq jours que je me suis accordés à Vegas pour m'adonner au poker.
Je ne vais pas décrire techniquement le contenu de mes cinq
journées, ça ne parlerait qu'à une poignée d'initiés. Mais je
vais profiter de l'occasion pour présenter un peu mieux la
discipline et tordre le coup à certains clichés. Il s'agit avant
tout d'un jeu combinant la stratégie, l'analyse de probabilités, la
patience et le contrôle des émotions. Un combo dans lequel je ne
suis pas trop mauvais. Alors oui, c'est aussi un jeu d'argent et un
jeu de hasard, mais on reste loin du loto.
L'argent
tout d'abord, il faut savoir sans détacher. On ne joue pas au poker
pour gagner de l'argent. En tout cas ce n'est jamais la raison
principale. L'argent est un étalon, cela permet de mesurer le niveau
atteint. A mesure que les gains augmentent on peut changer de limite
et jouer des parties plus importantes avec un niveau plus élevé. Et
cela toujours en contrôlant les sommes mises en jeu par rapport au
montant total. C'est ce que l'on appelle le Bankroll management.
Il est primordial d'être à l'aise avec ça. Le joueur doit être
détaché des sommes en jeu, cela doit pouvoir être appréhendé
comme une perte possible et acceptable. J'ai commencé modestement en
jouant des petites sommes sur des sites en ligne. J'ai rapidement
fait fructifié ces montants. J'ai ainsi graduellement et
méthodiquement monté de limite. Quand j'ai réussi à rajouter deux
zéros derrière mon compte initial je me suis autorisé à jouer des
parties live. Toujours avec le détachement des sommes en jeu. Par
chance, mon premier essai s'est avéré très productif puisque j'ai
fait finaliste de mon premier tournoi et multiplié par vingt la
somme investie. Les expériences suivantes ont conforté mes
convictions sur ma légitimité à ce niveau. C'est pourquoi j'aborde
cette semaine à Vegas de manière décontracté. Un, je considère
avoir le niveau de jeu. Deux, je suis en cohérence avec ma gestion
financière : le montant investi n'est qu'une partie de ma
bankroll poker et si je perd cette somme cela n'aura pas
d'incidence sur mon état moral.
Le
deuxième point est le hasard. Oui le poker est un jeu de hasard dans
le sens où on est dépendant des cartes qui vont être retournées.
Mais tout l’intérêt du jeu c'est qu'on peut mettre des
probabilités derrière. Le poker n'est rien d'autre qu'une équation
à de multiples inconnues: les cartes à venir, les gains potentiels,
la range des adversaires (les combinaisons de cartes qu'ils
peuvent avoir), l'image qu'on renvoie... Et finalement chaque
action (se coucher, payer ou relancer) n'est qu'une
réponse à cette équation. L'action qu'on juge la plus optimale.
Évidement au coup par coup ça ne se voit pas, le hasard venant
mettre le bazar dans tout ça. Mais à long terme c'est infaillible,
ça paie. Le problème c'est que le long terme c'est long justement.
Il faut être en capacité de l'accepter. Capable de voir les
mauvaises cartes se retourner sans broncher. Cet écart entre
probabilité et réalité c'est ce qu'on appelle la variance. Ce qui
fait qu'en jouant très bien, on peut, sur une courte période,
perdre de l'argent. C'est pourquoi, il est important de toujours
jouer une partie minime de son capital pour pouvoir endurer ces
« montagnes russes ».
Avant
de m'attabler entre six et huit heures par jour, j'ai bien cela en
tête. Je sais qu'il est possible que je joue de la meilleure des
manières possibles pendant ces trente ou quarante heures mais qu'au
final je perde de l'argent. Cela fait parti du jeu et je l'ai
intégré.
Présentons
maintenant le profil de mes adversaires, les gens que je vais côtoyer
durant cette semaine. Il y a bien sur les touristes qui cherchent du
divertissement et de l'adrénaline, du pain béni. Mais ce profil est
très rare. Sur huit ou neuf joueurs à table, on ne compte qu'une
personne de ce type. Le reste est composé de joueurs plus ou moins
aguerris. Il y a les « anciens » qui jouent un jeu
nit (sous entendu ultra serré). Ils jouent rarement,
ils ne jouent que leurs grosses cartes et en misant fortement. C'est
un profil très exploitable. Il suffit de les jouer avec une main à
potentiel pour pouvoir les déstacker. Il y a ceux qui sont là pour
jouer un maximum de mains, les calling stations. Ils rentrent
dans les coups en limpant (en payant juste la mise
initiale) puis en suivant les relances. Ils ont un jeu passif.
C'est aussi un profil très exploitable contre lesquels on se fait
payer nos gros jeux. Et enfin il y a les loose agressifs, ceux
qui relancent une main sur deux. Un profil exploitable également
mais à haut risque de variance. Contre ces joueurs on joue des gros
pots, les cartes peuvent être avec eux sur le court terme. Il n'est
pas rare de les voir doubler ou tripler leurs montagnes de jetons,
mais en règle générale ça flambe, et ça se brûle. Le profil a
repartir les mains vides.
Mais
la grande majorité des joueurs adopte un profil tight aggressif.
Mon jeu. A savoir jouer une sélection réduite de carte en fonction
de plusieurs éléments (adversaires, position, tapis en jeu,
action avant nous...) et la jouer de manière active et
autoritaire. Face à ces profils, il faut être patient, jouer fin,
attendre l'erreur. Il faut aussi savoir raconter des histoires, les
fameux bluffs.
Je
cherche à jouer des parties de mises 1-2$, pour rester dans ma
gestion. J'élimine ainsi les « grands » casinos
qui n'offrent que des parties supérieures (Aria, Bellagio, Wynn
et Rio). Je commence donc ma semaine au Venetian, la
plus grande poker room de Vegas. Je suis un peu paumé avec les us et
coutumes à table. Je passe vite pour un « bleu ».
Je joue de cette situation et rapidement les jetons filent dans ma
direction. Ma première journée se terminera ainsi en positif. Tout
est fait pour vous faire rester à table. Les croupiers sont très
avenants, toutes les boissons sont offertes (il suffit de donner
un pourboire à la serveuse), et on peut bien sur manger en
jouant. Il y a également tout un système de jackpot pour les
meilleurs mains jouées. A une de mes tables une joueuse a ainsi
empoché 500$ en réalisant la meilleure combinaison possible: la
quinte flush royale.
Ma
deuxième journée ne démarrera pas aussi bien. Je décide de jouer
au Caesar Palace, je m'y rends vers 10h. Le joueur en face de
moi se pose derrière environ 1500$ en jetons. Le capital initial
maximum possible est 300$. Aucun doute, il joue avec succès depuis
la veille au minimum. Sa montagne de jetons l'autorise à jouer un
jeu agressif. Je subis la situation et couche successivement des
tirages manqués. Puis je retourne une paire d'as. La main idéale
dans cette situation. J'ouvre mais il n'est pas intéressé. C'est
mon voisin de droite qui rentre dans le coup. Le croupier retourne
des cartes qui me semblent plutôt favorable (sans tirage
possible) et me permettent d'aligner deux mises successives.
Toutes deux payées. La dernière carte retournée fera une doublette
du valet. Mon adverse prend l'initiative et mise tous ses jetons.
J'ai 75$ à rajouter pour espérer en empocher 225$. Pour payer il
faut donc que je gagne le coup une fois sur trois. Il faut donc que
mes as soient meilleurs que le tiers des mains avec lesquelles il
soit rentré dans le coup et suffisamment intéressé pour suivre mes
deux mises et risquer tout son tapis. A froid, ce n'est pas le cas,
je suis battu par trop de mains pour pouvoir payer. Mais à chaud,
sûrement titillé par mon début de journée, j'ai biaisé mon
raisonnement et j'ai donc offert ces 75$ à mon adversaire et son
brelan de valet. Ce sera ma seule grosse erreur de la semaine.
Démuni
de mes jetons, je quitte le casino et vais finir la journée au
Bally's. C'est dans ce casino et son voisin le Flamingo
que je terminerai ma semaine. On est dans le vieillot, l'ensemble est
très clairement défraîchi mais l'ambiance est bonne, je sympathise
avec les croupiers et les joueurs locaux. Je me sens très à l'aise,
essentiel pour jouer son meilleur jeu. Malgré mon handicap matinal,
je finirais également la journée dans le positif. Ainsi que les
deux jours suivant. Une dernière journée sans grand succès
m’empêchera de faire le grand chelem. Au final ce fût une semaine
très plaisante que je n'ai pas vu passer.
Il est temps à présent
de quitter cette oasis de son et
lumière pour m'enfoncer dans le désert de l'Arizona et visiter les
joyaux de l'Ouest américain. Première journée marathon. Je prends
la navette de l'hôtel jusqu'à l'aéroport où je prends une autre
navette vers le complexe des voitures de locations. Je récupère la
mienne et file dans un point relais en ville pour récupérer mon
matériel de camping, le temps de faire quelques courses et je prends
enfin la route. Quatre heures plus tard j'arrive au camping, je monte
ma tente en vitesse avant que la nuit tombe. Il est finalement 18h
quand je me rends au point de vue le plus proche du Grand Canyon. Le
soleil s'est couché, la nuit est en train de tomber, c'est donc au
crépuscule et en petit comité que j'appréhende la « bête ».
L'ampleur est impressionnante. Le canyon est profond, mais ce qui
marque c'est son étendue, il fait entre vingt et trente kilomètres
de large. Quand on sait qu'il fait plus de quatre cent kilomètres de
long ça laisse imaginer le visuel de la cicatrice. Le lendemain je
suis au même endroit aux aurores pour voir le soleil projeter ses
rayons sur la masse rocheuse. Je profite ensuite de la fraîcheur
matinale pour faire une des randonnées qui descend dans le canyon.
Je ne prendrai pas le chemin classique qui part du village, mais un
autre sentier plus à l'est. Un chemin plus cahoteux et plus abrupt.
Les quatre heures d'effort aller-retour valent le coup. On ressent
bien l'immensité du lieu en son coeur.
Le
lendemain c'est Monument Valley qui est au programme. Superbe ballade
en voiture d'une trentaine de bornes sur un chemin sablonneux au cœur
de ces célèbres décors de western. On serpente entre ces immenses
blocs rouges posés dans un désert terreux parsemé de mousses et de
buissons. Le vent balaie le sol et tapisse les voitures de sable. Le
soir, de la vue dégagée de ma tente, j'observerai le soleil se
coucher derrière ces masses rocheuses.
Le
lac Powell est ma prochaine étape. Admirable étendue marine au cœur
d'un panorama aride. Sur la plage peu de monde, un couple et un
groupe de canards. Sous un ciel sans nuage, je m'offre donc un moment
de quiétude bercé par le bruit des vaguelettes et le ronronnement
lointain des bateaux de plaisance. Je me baigne dans une belle eau
d'un bleu profond. Encore une belle après midi hors du temps. Le
camping, à deux pas, surplombe le lac. Alors que le soleil décline
j'observe mes différents voisins allumer des feux de camps. La
soirée est magnifique. A mesure que la nuit tombe, je regarde les
flammes danser. Et au dessus de ces lumières vacillantes je profite
d'un fabuleux ciel étoilée. Le murmure du lac est perceptible au
loin. Il se mêle aux crépitements des feux de camps. Une légère
brise chaude apporte une odeur de cendre. Un moment de grande
sérénité.
Le
lendemain je passe de l'Arizona à l'Utah. Sur la route, il n'est pas
rare de croiser des corbeaux dépecer les corps d'animaux renversés
par les voitures et laissés morts sur le bas côté. De mon côté
mon menu du jour sera Bryce Canyon. Encore un superbe spectacle
proposé par des milliers d'années d'érosion. Le temps,
chronologique et météorologique, a creusé la roche et dessiné une
immense forêt de pics. Un phénomène impressionnant que j'avais
déjà observé en Anatolie. Plusieurs chemins de randonnée
permettent de se balader au cœur de cette bizarrerie de la nature.
On est à plus de deux mille cinq cent mètres d'altitude, ce qui
impacte ma respiration lors de ma virée pédestre. Cela va également
fortement influer sur ma nuit. Jusque là j'avais dormi avec des
températures douces et clémentes. Mais cette nuit le mercure doit
descendre jusqu'à -9°C. Je lance l'opération hibernation :
j'enfile deux paires de chaussettes, mon bonnet et je m'engouffre,
tout habillé, dans mes deux duvets (le mien plus celui compris
dans mon matériel de location). La nuit sera finalement
correcte. Le problème sera de trouver le courage de quitter ce cocon
synthétique au petit matin. Je démonte ma tente sous un soleil aux
rayons encore faiblards. Je dois lutter pour libérer mon dernier
piquet prisonnier d'une terre dure et gelée. Dans la voiture, les
bouteilles d'eau hébergent à présent de la glace.
Je me mets en action et file vers le parc national de Zion. Encore un canyon forgé par l'épreuve du temps. Mais ici le minéral s'accompagne de végétal. Autour du ruisseau qui serpente dans le canyon, un forêt parée de couleurs automnales tapissent la roche rouge. Un sentier de randonnée vertigineux et sinueux permet d'atteindre un point de vue imprenable sur le parc. Le mercure affichant maintenant 25°C j'opte plutôt pour de petites randonnées à l'ombre des sapins. 35 degrés d'amplitude thermique en moins de six heures ! En fin de journée, je m'aperçois que ma tente à attirée la curiosité de deux jeunes biches qui se sont aventurés jusqu'à moi. Elles broutent dans un sérénité absolue, pas perturbées le moins du monde par l'activité environnante.
Lors
de mon retour vers Vegas je m'offre une dernière tranche de désert
en faisant un détour par la Valley of fire. Plus de canyon mais
toujours cet environnement aride. Petite randonnée sympathique dans
un univers proche de Mars ou Tatatouine à se balader
sur du sable entre des roches zébrées rouge et blanche (comme
une glace vanille fraise). Pour mon retour à Vegas je change de
quartier. Je délaisse le strip pour downtown. Le
quartier historique s'organise autour de la rue piétonne de Fremont
et son « toit lumineux » façon Piccadilly Circus.
Une dernière journée de poker pour constater que la chance m'a
abandonné. Il est grand temps de changer d'atmosphère. Direction le
Texas.
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