mardi 17 octobre 2017

L'oasis et le désert

Après une journée passée dans les avions, je rejoins Las Vegas depuis Chicago via Phoenix. Au travers des vitres du bus qui me mène de l'aéroport à mon hôtel, j'observe au loin sur ma gauche la skyline constituée de l'ensemble des casinos peuplant le strip, l'axe principal de la « ville du vice ». Le premier bâtiment qui se détache, c'est l'hôtel doré du Mandala Bay. Celui là même au cœur de la tragique actualité deux jours auparavant. Je n'irai pas sur les lieux de la fusillade, pas vraiment attiré par le côté voyeur de la chose. Je laisse les locaux à leur recueillement et leur pudeur. Hormis des messages de soutien sur les grands panneaux lumineux du strip. Le sujet ne semble pas avoir perturbé la vie quotidienne. Tout semble se dérouler normalement, la ville continue d'offrir son lot de divertissement. Show must go on !

Las Vegas c'est donc essentiellement une longue rue qui concentre vingt à trente énormes hôtel-casinos regroupant une multitude de restaurants, bars et salles de spectacle. Tout est fait pour divertir et permettre l'évasion. C'est une rue hors de la réalité. Un échappatoire le temps d'un soir, d'un week-end ou d'une semaine. Les casinos contrastent les uns avec les autres. Chacun mettant un thème en avant. Et forcement, ceux qui datent un peu ont aujourd'hui un côté kitch. Entre autres, il y a ceux qui jouent la carte de l'Italie et son côté élégance, raffinement et marbre-antique, comme le Bellagio, le Caesar Palace ou le Venetian. Il y a ceux qui sont plus dans les tropiques et l'exotisme comme le Rio ou le Flamingo. Et il y a bien sur le Paris et sa reproduction de la tour Eiffel.

Je profiterai de mon premier soir pour faire le tour du propriétaire. Chaque casino offre des enfilades de machines à sous et des successions de tables de black-jack et de roulettes. Mais ce que je recherche se trouve plus loin, dans un recoin reculé, presque caché : la poker room. Entre dix et vingt tables en fonction des établissements, très loin d'être toutes occupées. A côté de l'armée de bandits manchots c'est très maigre, ça m'a surpris. Les tenues des gens sont plutôt décontractées sauf au Bellagio où j'ai assisté à un défilé de costumes et de tailleurs. Entre son célèbre spectacle de jets d'eau et le fait qu'il ait servi de décor au film Ocean's Eleven, il doit cultiver un certain imaginaire dans l'esprit des gens.



Mon hôtel n'est pas sur le strip, il est à une petite demi-heure de marche. C'est le Silver Sevens. hôtel un peu défraîchi mais qui fera bien l'affaire. Il y a également un casino au rez de chaussée. La clientèle n'est pas la même que sur le strip, certaines machines proposent des mises plus petites ce qui attire une population plus « cheap », voire locale. Cette petite marche matin et soir me permet de poser une limite physique entre la partie « à vivre » et la partie « à divertir ». Je compte effectivement bien profiter de ces cinq jours que je me suis accordés à Vegas pour m'adonner au poker. Je ne vais pas décrire techniquement le contenu de mes cinq journées, ça ne parlerait qu'à une poignée d'initiés. Mais je vais profiter de l'occasion pour présenter un peu mieux la discipline et tordre le coup à certains clichés. Il s'agit avant tout d'un jeu combinant la stratégie, l'analyse de probabilités, la patience et le contrôle des émotions. Un combo dans lequel je ne suis pas trop mauvais. Alors oui, c'est aussi un jeu d'argent et un jeu de hasard, mais on reste loin du loto.

L'argent tout d'abord, il faut savoir sans détacher. On ne joue pas au poker pour gagner de l'argent. En tout cas ce n'est jamais la raison principale. L'argent est un étalon, cela permet de mesurer le niveau atteint. A mesure que les gains augmentent on peut changer de limite et jouer des parties plus importantes avec un niveau plus élevé. Et cela toujours en contrôlant les sommes mises en jeu par rapport au montant total. C'est ce que l'on appelle le Bankroll management. Il est primordial d'être à l'aise avec ça. Le joueur doit être détaché des sommes en jeu, cela doit pouvoir être appréhendé comme une perte possible et acceptable. J'ai commencé modestement en jouant des petites sommes sur des sites en ligne. J'ai rapidement fait fructifié ces montants. J'ai ainsi graduellement et méthodiquement monté de limite. Quand j'ai réussi à rajouter deux zéros derrière mon compte initial je me suis autorisé à jouer des parties live. Toujours avec le détachement des sommes en jeu. Par chance, mon premier essai s'est avéré très productif puisque j'ai fait finaliste de mon premier tournoi et multiplié par vingt la somme investie. Les expériences suivantes ont conforté mes convictions sur ma légitimité à ce niveau. C'est pourquoi j'aborde cette semaine à Vegas de manière décontracté. Un, je considère avoir le niveau de jeu. Deux, je suis en cohérence avec ma gestion financière : le montant investi n'est qu'une partie de ma bankroll poker et si je perd cette somme cela n'aura pas d'incidence sur mon état moral.

Le deuxième point est le hasard. Oui le poker est un jeu de hasard dans le sens où on est dépendant des cartes qui vont être retournées. Mais tout l’intérêt du jeu c'est qu'on peut mettre des probabilités derrière. Le poker n'est rien d'autre qu'une équation à de multiples inconnues: les cartes à venir, les gains potentiels, la range des adversaires (les combinaisons de cartes qu'ils peuvent avoir), l'image qu'on renvoie... Et finalement chaque action (se coucher, payer ou relancer) n'est qu'une réponse à cette équation. L'action qu'on juge la plus optimale. Évidement au coup par coup ça ne se voit pas, le hasard venant mettre le bazar dans tout ça. Mais à long terme c'est infaillible, ça paie. Le problème c'est que le long terme c'est long justement. Il faut être en capacité de l'accepter. Capable de voir les mauvaises cartes se retourner sans broncher. Cet écart entre probabilité et réalité c'est ce qu'on appelle la variance. Ce qui fait qu'en jouant très bien, on peut, sur une courte période, perdre de l'argent. C'est pourquoi, il est important de toujours jouer une partie minime de son capital pour pouvoir endurer ces « montagnes russes ».

Avant de m'attabler entre six et huit heures par jour, j'ai bien cela en tête. Je sais qu'il est possible que je joue de la meilleure des manières possibles pendant ces trente ou quarante heures mais qu'au final je perde de l'argent. Cela fait parti du jeu et je l'ai intégré.

Présentons maintenant le profil de mes adversaires, les gens que je vais côtoyer durant cette semaine. Il y a bien sur les touristes qui cherchent du divertissement et de l'adrénaline, du pain béni. Mais ce profil est très rare. Sur huit ou neuf joueurs à table, on ne compte qu'une personne de ce type. Le reste est composé de joueurs plus ou moins aguerris. Il y a les « anciens » qui jouent un jeu nit (sous entendu ultra serré). Ils jouent rarement, ils ne jouent que leurs grosses cartes et en misant fortement. C'est un profil très exploitable. Il suffit de les jouer avec une main à potentiel pour pouvoir les déstacker. Il y a ceux qui sont là pour jouer un maximum de mains, les calling stations. Ils rentrent dans les coups en limpant (en payant juste la mise initiale) puis en suivant les relances. Ils ont un jeu passif. C'est aussi un profil très exploitable contre lesquels on se fait payer nos gros jeux. Et enfin il y a les loose agressifs, ceux qui relancent une main sur deux. Un profil exploitable également mais à haut risque de variance. Contre ces joueurs on joue des gros pots, les cartes peuvent être avec eux sur le court terme. Il n'est pas rare de les voir doubler ou tripler leurs montagnes de jetons, mais en règle générale ça flambe, et ça se brûle. Le profil a repartir les mains vides.

Mais la grande majorité des joueurs adopte un profil tight aggressif. Mon jeu. A savoir jouer une sélection réduite de carte en fonction de plusieurs éléments (adversaires, position, tapis en jeu, action avant nous...) et la jouer de manière active et autoritaire. Face à ces profils, il faut être patient, jouer fin, attendre l'erreur. Il faut aussi savoir raconter des histoires, les fameux bluffs.

Je cherche à jouer des parties de mises 1-2$, pour rester dans ma gestion. J'élimine ainsi les « grands » casinos qui n'offrent que des parties supérieures (Aria, Bellagio, Wynn et Rio). Je commence donc ma semaine au Venetian, la plus grande poker room de Vegas. Je suis un peu paumé avec les us et coutumes à table. Je passe vite pour un « bleu ». Je joue de cette situation et rapidement les jetons filent dans ma direction. Ma première journée se terminera ainsi en positif. Tout est fait pour vous faire rester à table. Les croupiers sont très avenants, toutes les boissons sont offertes (il suffit de donner un pourboire à la serveuse), et on peut bien sur manger en jouant. Il y a également tout un système de jackpot pour les meilleurs mains jouées. A une de mes tables une joueuse a ainsi empoché 500$ en réalisant la meilleure combinaison possible: la quinte flush royale.

Ma deuxième journée ne démarrera pas aussi bien. Je décide de jouer au Caesar Palace, je m'y rends vers 10h. Le joueur en face de moi se pose derrière environ 1500$ en jetons. Le capital initial maximum possible est 300$. Aucun doute, il joue avec succès depuis la veille au minimum. Sa montagne de jetons l'autorise à jouer un jeu agressif. Je subis la situation et couche successivement des tirages manqués. Puis je retourne une paire d'as. La main idéale dans cette situation. J'ouvre mais il n'est pas intéressé. C'est mon voisin de droite qui rentre dans le coup. Le croupier retourne des cartes qui me semblent plutôt favorable (sans tirage possible) et me permettent d'aligner deux mises successives. Toutes deux payées. La dernière carte retournée fera une doublette du valet. Mon adverse prend l'initiative et mise tous ses jetons. J'ai 75$ à rajouter pour espérer en empocher 225$. Pour payer il faut donc que je gagne le coup une fois sur trois. Il faut donc que mes as soient meilleurs que le tiers des mains avec lesquelles il soit rentré dans le coup et suffisamment intéressé pour suivre mes deux mises et risquer tout son tapis. A froid, ce n'est pas le cas, je suis battu par trop de mains pour pouvoir payer. Mais à chaud, sûrement titillé par mon début de journée, j'ai biaisé mon raisonnement et j'ai donc offert ces 75$ à mon adversaire et son brelan de valet. Ce sera ma seule grosse erreur de la semaine.

Démuni de mes jetons, je quitte le casino et vais finir la journée au Bally's. C'est dans ce casino et son voisin le Flamingo que je terminerai ma semaine. On est dans le vieillot, l'ensemble est très clairement défraîchi mais l'ambiance est bonne, je sympathise avec les croupiers et les joueurs locaux. Je me sens très à l'aise, essentiel pour jouer son meilleur jeu. Malgré mon handicap matinal, je finirais également la journée dans le positif. Ainsi que les deux jours suivant. Une dernière journée sans grand succès m’empêchera de faire le grand chelem. Au final ce fût une semaine très plaisante que je n'ai pas vu passer.

Il est temps à présent de quitter cette oasis de son et lumière pour m'enfoncer dans le désert de l'Arizona et visiter les joyaux de l'Ouest américain. Première journée marathon. Je prends la navette de l'hôtel jusqu'à l'aéroport où je prends une autre navette vers le complexe des voitures de locations. Je récupère la mienne et file dans un point relais en ville pour récupérer mon matériel de camping, le temps de faire quelques courses et je prends enfin la route. Quatre heures plus tard j'arrive au camping, je monte ma tente en vitesse avant que la nuit tombe. Il est finalement 18h quand je me rends au point de vue le plus proche du Grand Canyon. Le soleil s'est couché, la nuit est en train de tomber, c'est donc au crépuscule et en petit comité que j'appréhende la « bête ». L'ampleur est impressionnante. Le canyon est profond, mais ce qui marque c'est son étendue, il fait entre vingt et trente kilomètres de large. Quand on sait qu'il fait plus de quatre cent kilomètres de long ça laisse imaginer le visuel de la cicatrice. Le lendemain je suis au même endroit aux aurores pour voir le soleil projeter ses rayons sur la masse rocheuse. Je profite ensuite de la fraîcheur matinale pour faire une des randonnées qui descend dans le canyon. Je ne prendrai pas le chemin classique qui part du village, mais un autre sentier plus à l'est. Un chemin plus cahoteux et plus abrupt. Les quatre heures d'effort aller-retour valent le coup. On ressent bien l'immensité du lieu en son coeur.









Le lendemain c'est Monument Valley qui est au programme. Superbe ballade en voiture d'une trentaine de bornes sur un chemin sablonneux au cœur de ces célèbres décors de western. On serpente entre ces immenses blocs rouges posés dans un désert terreux parsemé de mousses et de buissons. Le vent balaie le sol et tapisse les voitures de sable. Le soir, de la vue dégagée de ma tente, j'observerai le soleil se coucher derrière ces masses rocheuses.





Le lac Powell est ma prochaine étape. Admirable étendue marine au cœur d'un panorama aride. Sur la plage peu de monde, un couple et un groupe de canards. Sous un ciel sans nuage, je m'offre donc un moment de quiétude bercé par le bruit des vaguelettes et le ronronnement lointain des bateaux de plaisance. Je me baigne dans une belle eau d'un bleu profond. Encore une belle après midi hors du temps. Le camping, à deux pas, surplombe le lac. Alors que le soleil décline j'observe mes différents voisins allumer des feux de camps. La soirée est magnifique. A mesure que la nuit tombe, je regarde les flammes danser. Et au dessus de ces lumières vacillantes je profite d'un fabuleux ciel étoilée. Le murmure du lac est perceptible au loin. Il se mêle aux crépitements des feux de camps. Une légère brise chaude apporte une odeur de cendre. Un moment de grande sérénité.



Le lendemain je passe de l'Arizona à l'Utah. Sur la route, il n'est pas rare de croiser des corbeaux dépecer les corps d'animaux renversés par les voitures et laissés morts sur le bas côté. De mon côté mon menu du jour sera Bryce Canyon. Encore un superbe spectacle proposé par des milliers d'années d'érosion. Le temps, chronologique et météorologique, a creusé la roche et dessiné une immense forêt de pics. Un phénomène impressionnant que j'avais déjà observé en Anatolie. Plusieurs chemins de randonnée permettent de se balader au cœur de cette bizarrerie de la nature. On est à plus de deux mille cinq cent mètres d'altitude, ce qui impacte ma respiration lors de ma virée pédestre. Cela va également fortement influer sur ma nuit. Jusque là j'avais dormi avec des températures douces et clémentes. Mais cette nuit le mercure doit descendre jusqu'à -9°C. Je lance l'opération hibernation : j'enfile deux paires de chaussettes, mon bonnet et je m'engouffre, tout habillé, dans mes deux duvets (le mien plus celui compris dans mon matériel de location). La nuit sera finalement correcte. Le problème sera de trouver le courage de quitter ce cocon synthétique au petit matin. Je démonte ma tente sous un soleil aux rayons encore faiblards. Je dois lutter pour libérer mon dernier piquet prisonnier d'une terre dure et gelée. Dans la voiture, les bouteilles d'eau hébergent à présent de la glace. 





Je me mets en action et file vers le parc national de Zion. Encore un canyon forgé par l'épreuve du temps. Mais ici le minéral s'accompagne de végétal. Autour du ruisseau qui serpente dans le canyon, un forêt parée de couleurs automnales tapissent la roche rouge. Un sentier de randonnée vertigineux et sinueux permet d'atteindre un point de vue imprenable sur le parc. Le mercure affichant maintenant 25°C j'opte plutôt pour de petites randonnées à l'ombre des sapins. 35 degrés d'amplitude thermique en moins de six heures ! En fin de journée, je m'aperçois que ma tente à attirée la curiosité de deux jeunes biches qui se sont aventurés jusqu'à moi. Elles broutent dans un sérénité absolue, pas perturbées le moins du monde par l'activité environnante.




Lors de mon retour vers Vegas je m'offre une dernière tranche de désert en faisant un détour par la Valley of fire. Plus de canyon mais toujours cet environnement aride. Petite randonnée sympathique dans un univers proche de Mars ou Tatatouine à se balader sur du sable entre des roches zébrées rouge et blanche (comme une glace vanille fraise). Pour mon retour à Vegas je change de quartier. Je délaisse le strip pour downtown. Le quartier historique s'organise autour de la rue piétonne de Fremont et son « toit lumineux » façon Piccadilly Circus. Une dernière journée de poker pour constater que la chance m'a abandonné. Il est grand temps de changer d'atmosphère. Direction le Texas.






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