A seulement une heure de
bateau de Bali, me voici sur le sable des plages des « gilis »,
trois petites îles au large de Lombok, l'île du piment.
Gili cela veut dire île en indonésien, donc parler des îles Gili
serait être redondant. Je choisi la plus grande et la plus animée
des trois, Trawangan. Les engins à moteur ne sont pas autorisés sur
l'île, on se déplace à pieds, en vélo ou en carriole bariolée
tractée par des chevaux. C'est reposant pour les oreilles mais les
rues de sables fourmillent tout de même fortement. Si Bali est une
exception en Indonésie avec sa propre religion et la culture qui en
découle, sur Gili Trawangan, on retrouve un islam traditionnel. Du
coup vers les 5h, on a droit à un double réveil issu de la
combinaison entre chants de coqs et appels à la prière. Une
première journée passée à faire le tour de la plage circulaire et
traverser différents types d'ambiance entre les complexe hôteliers
luxueux et les bars aux sonorités reggae, jazzy ou festive. Une
ballade entrecoupée de pauses fraîcheur dans cette eau turquoise.
Si chaque hôtel et bar soignent chacun leurs plages privées
respectives, en dehors de celles-ci malheureusement il n'est pas rare
de buter sur de nombreux déchets plastiques minant le sable blanc.
Le lendemain je participe à un tour en bateau avec une quinzaine
d'autres touristes pour faire du snorkeling sur les différents spots
autour des trois îles. Armé de palmes et tubas, je scrute ainsi de
la surface la richesse de ces fonds marins. Le spectacle est au
rendez vous : multitude de poissons colorés, grands ou petits,
longs ou fins mais surtout de belles grosses tortues qui nagent au
ralenti sous les yeux ravis de ces humanoïdes palmés. Cela reste
moins impressionnant que mon expérience passée dans les caraïbes
mais vaut clairement le coup.
Au
petit matin du jour suivant je prends la navette pour rejoindre la
grande île au large, Lombok. Il y a beaucoup à dire sur cette
voisine de Bali. Pas forcément moins peuplée avec également prés
de trois millions d'habitants au compteur, on y circule tout de même
mieux. C'est encombré mais on n'est jamais vraiment à l'arrêt. On
retrouve le même cadre tropical entre les longues plages au bord et
le massif volcanique au centre. Moins intrigante culturellement, la
culture musulmane plus classique n'attire pas le chaland. Au final,
les visiteurs se résument à quelques touristes venus fuir les
foules et profiter en catimini des superbes plages de Lombok. Comme
pour Ubud, je ferais deux jours d'expédition et une journée de
détente. Pas de tours organisés, je négocie donc un chauffeur
privé pour deux jours. Ce sera Omar. Il répondra à mes questions
et m'éclairera au fil de la route sur les us et coutumes des
habitants de l'île. On parlera également football en cette période
de demi finale de ligue des champions qu'il m'avoue regarder en
direct la nuit.
Premier
jour au nord, dans la partie très végétale, on part à la
découverte de deux cascades perdues au pieds de la montagne menant à
l’impressionnant mont Rinjani. Ça se mérite, deux kilomètres sur
un petit chemin à flanc de montagne, au dessus de la forêt. Et
après avoir croisé une famille de singes en pleine transhumance, il
faut passer à gué un imposant ruisseau pour avoir le droit de
découvrir ces jolies cascades jaillir au travers de la végétation
et lisser la paroi dans leur chute. Les quatre heures de route
aller/retour depuis Senggigi permettent de découvrir la richesse
agricole de Lombok. Riz, soja, maïs, tout le monde est au travail et
s'affairent dans les champs puis se reposent à l'ombre de petites
huttes en bois. On traverse ainsi les nombreux villages en évitant
de téméraires poulets qui traversent la route, on croise de
nombreux écoliers en uniformes, on longe ces champs aux tas de
compost fumants, on regarde les bœufs brouter l'herbe de sommaires
terrains de foot, on observe les mosquées posées au cœur des
rizières gorgées d'eau et à l'ombre des cocotiers.
Deuxième
jour, cap vers les trésors de sables du sud et notamment les plages
de Tanjung Aan et
Mawun. Pas grand monde
pour profiter de ces baies de sables blanc et d'eaux turquoises.
Quelques touristes égarés, deux trois pécheurs et une poignée
d'enfants s’entraînant au surf. Un cadre magnifique même si ici
aussi on ne s’embarrasse pas avec la collecte des déchets. Mais à
mesure que la route défile, je m'aperçois que tout cela va changer.
Les panneaux annonçant des terrains à vendre fleurissent sur le
bord de la route. Un aéroport flambant neuf à déjà poussé de
terre. Omar me parle d'un gigantesque projet immobilier et évoque
même un circuit de formule 1. Rien que ça. Si Lombok avait du
retard sur Bali, dans dix ans on en parlera plus. Pour l'heure on
passe d'une plage à l'autre sur des petites routes peuplées de
scooters mais nul doute que bientôt ce seront des bus sur de belles
landes de goudron. Sur le chemin du retour, on s'arrête pour visiter
un village traditionnel sasak,
l'ethnie principale de l'île. Si on fait abstraction de la donation
forcée, du guide local imposé et du passage par la boutique
souvenir obligatoire, on a un bel aperçu de l'habitat et de
l'organisation de la vie de village. J'ai même droit à une
simulation de combat traditionnel accompagné de musique typique.
Deux guerriers munis d'un bouclier et d'une perche se font face dans
un combat musical et dansant, cela éclaire mieux la signification de
la fresque faisant face à mon hôtel. Je visite le village en même
temps qu'un bus de touristes indonésiens venus de Bornéo et
rapidement ils ont plus d’intérêt pour moi, « l'occidental »,
que pour le village en lui même. Je vis mon instant de gloire et
enchaîne une grosse dizaine de photos sous le regard amusé du guide
qui enchaîne les clichés.
Pour
mon dernier jour indonésien je choisi Kuta sur Bali, juste à côté
de l'aéroport. Je ne pouvais pas partir sans jeter un œil sur cette
longue plage de sable, véritable paradis des surfers. Je pensais y
passer l'après midi mais les transports étant ce qu'ils sont je n'y
verrais que le coucher de soleil. Il faut une heure trente pour
passer de Lombok à Bali en speed boat
mais il a fallu rajouter une heure d'attente au large notre tour pour
débarquer, rajouter à cela deux heures pour faire la quarantaine de kilomètres du
port à mon hôtel... La plage doit bien faire deux kilomètres de
long. Orienté ouest, tout le monde profite du coucher de soleil,
posé dans le sable, une bière à la mer. Des surfers non rassasiés,
chevauchent quelques dernières vagues sous une faible lueur de fin
de jour.
Finis
la plage. Place au Japon maintenant. Un beau mois de Mai en
perspective.
Neuf
mois derrière moi, déjà. Un autre rythme où j'ai pu laisser
vagabonder mon esprit. Prendre le temps, du recul. Construire sa
réflexion et laisser venir les interrogations, les découvertes.
Fuir les raccourcis et les évidences. Tel un arbre, patiemment, j'ai
su prendre racine et me nourrir de ce qui m'entourait pour finalement
en tirer force et sérénité.
Durant mon voyage,
partout, j'ai trouvé le même accueil. De la curiosité, l'envie
d'échange, de la bienveillance et de la gentillesse. Aucun a priori,
aucun filtre, aucun jugement. Leurs traits physiques n'étaient pas
les mêmes. Des cheveux bouclés, crépus ou lisses, des yeux ronds
ou bridés, une couleur de peau pâle, claire, sombre ou burinée.
Mais tout le temps, cette constance et ces francs sourires. Entre
trois et huit ans, chaque enfant m'a renvoyé cette même belle
image. A la naissance, nous sommes, au fond, tous les mêmes,
vraiment semblable dans notre humanité. C'est ensuite, l'âge
grandissant, que nos âmes ne sont pas polies
de la même manière.
La
culture (qui porte bien son nom)
nous segmente, nous rapprochant des uns tout en nous éloignant des
autres. Nos chemins divergent ainsi, par la culture dans laquelle on
baigne. Cela commence dés les mots que nous apprenons. Ceux-ci
formatent notre façon de nous exprimer. La traduction d'une langue à
l'autre n'est en effet jamais linéaire. D'un langage à l'autre,
nous n'avons pas la même capacité à formuler un sentiment. Chaque
dialecte a ses spécificités. Et pourtant aussi développée soit
elle, aucune langue ne permet de faire comprendre parfaitement ce que
l'on souhaite. Le langage est notre premier biais, notre première
prison.
A
mesure qu'on grandit, la culture infuse lentement, on se normalise.
On évolue constamment autour de normes
qu'on adopte, inconsciemment, plus ou moins fortement. Certes, la
conscience et l'esprit critique nous permettent de se questionner et
de mettre tout ça en perspective, mais au fond, toute personne,
aussi rebelle qu'elle pense être, rentre d'une certaine manière
dans le moule culturel qui l'entoure. On se construit tous par
rapport à un modèle, qu'on
accepte ou qu'on rejette. A partir de là, fort de ce bagage
incorporé, la différence culturelle perçue chez l'autre devient de
l'exotisme. Comment interpréter autrement ces comportements
extérieurs à nos cadres de références ?
Alors
certes, nous ne pensons pas tomber dans le jugement car
nous sommes des gens tolérants.
Oui mais qui dit tolérance ne dit pas forcément neutralité
d'opinion. Inconsciemment, on ne peut s’empêcher de penser, en son
for intérieur, en terme de mieux.
En effet, si ce que nous faisions n'était pas mieux que ce font les
autres pourquoi le ferions nous ? Tiraillé par cette dissonance
cognitive nous avons besoin d'un secours mental. Nous avons besoin de
justifier nos choix et de les valoriser par rapport à autrui. Nous
avons grandi dans une culture qu'au fond nous n'avons pas choisi,
mais une fois que nous prenons conscience de celle-ci, le besoin de
la justifier apparaît. Nous devons justifier un choix que nous
n'avons pas fait. Dur d'accepter l'idée que nous ne maîtrisons pas
l'identité qui nous définit. Tellement difficile qu'on préfère
dire qu'on dispose d'une supériorité culturelle.
Mon
voyage n'a été que ça : suivre les traces laissées par la
notion de supériorité culturelle.
Le monde a subi des siècles et des siècles de colonisation
durant lesquels des gens ont
expliqué à d'autres gens ce qui était mieux, et
pas toujours des façons les plus pacifiques. Les différences dans
le monde sont multiples. On devrait être naturellement attiré par
cette richesse de diversité. Essayer de comprendre pourquoi notre
semblable a choisi une autre route. Mais non, le premier réflexe
humain c'est l'instinct de survie, le repli sur soi. On se méfie de
se qui est différent. La peur de l'étranger. En latin, ça se dit
xeno-phobia. Tout
vient de là, la peur d'accepter la différence, la peur d'ouvrir son
quotidien à d'autres possibles, la peur de prendre le risque
d'ébranler ses convictions. Sortir de ses certitudes et de sa zone
de confort pour faire un voyage vers l'autre... Trop dangereux. Et si
je me rendais compte que j'avais tout faux depuis si longtemps. Peur
d'avoir tort? Se poser la question c'est peut être déjà y
répondre. Non, ne prenons pas ce risque. On s'enferme donc sur soi
et on sort l'argument de bien et
de mal comme
justificatif. Tous les obscurantismes, les fanatismes, les guerres de
religion trouvent leur source ici, dans l'illusion d'un combat
idéologique du bien
contre le mal.
Même
en abordant la chose de manière rationnelle, réfléchie et
philosophique, le biais culturel sera là. Une morale se détermine
par l'adoption de valeurs. Et les valeurs se transmettent
essentiellement par la culture... En soi, rien de choquant.
L'identité de chacun se définit comme ça, par un système de
valeurs. Non le problème intervient quand on veut y adosser une
notion de bien et de
mal. Accepter de dire
que le bien et le mal
n'existent pas ce serait s'ouvrir un champ abyssal de possibles. Ce
serait pouvoir adopter une ligne de conduite personnelle tout
en acceptant qu'un autre puisse
avancer différemment voire de manière contraire sans que l'un ou
l'autre n'ait au final tort ou raison. Ce serait peut être ça la
vrai tolérance, accepter la position d'autrui ET renoncer aux
jugements de valeurs.
C'est
loin d'être évident. Très loin même. L'euthanasie, l'avortement,
la peine de mort, le droit d'asile, l'ingérence, le libre port
d'arme... Tous ces sujets nous parlent. Chacun a sa propre opinion
dessus et la fonde sur sa propre morale. On peut débattre, avancer
sa vision, tenter de la faire partager, mais au fond qui peut venir
et dire solennellement de manière claire et directe : ça c'est
bien, ça c'est mal. Sur quel fondement qui ne repose pas sur
des préjugés moraux? C'est dur d'avoir une opinion, d'y être
fortement attaché, même de manière viscérale et d'accepter au
fond que quelqu'un puisse avoir une approche totalement différente
de la notre ET qu'il puisse ne pas avoir tort. Renoncer au bien
et au mal c'est faire
la paix avec soi-même et avec les autres. Attention, je ne dis pas
qu'il ne faille pas défendre ses opinions. Bien au contraire. Je dis
juste qu'il faut le faire parce que cela est en accord avec nos
valeurs morales et aucunement le faire en prétextant agir au nom du
bien. Et le faire avec
l'humilité de se dire qu'on puisse avoir tort. C'est ce qui
différencie les convictions des certitudes. Dans un débat on
échange pour faire partager ses convictions et on écoute pour
éventuellement adhérer à celles d'autrui. Dans un combat
idéologique, on n'écoute pas, on assène ses certitudes. J'ai
l'impression qu'aujourd'hui, malheureusement, l'espace de débat se
restreint et qu'on glisse vers une multitude de petites guerres
idéologiques.
Quand
notre regard se libère de ce filtre de jugement, alors nous sommes
prêts pour observer toute la richesse culturelle du monde qui nous
entoure. Le monde regorge de diversité mais on ne prend plus le
temps de se découvrir les uns les autres et de s'enrichir d'autrui.
On préfère s'épuiser à essayer de se rassurer soi-même que ce
que l'on fait est bien... Mais au final, personne n'est réellement
supérieur. Nous sommes tous les mêmes car nous sommes juste, tout
simplement, tous différents. Il est grand temps de nous évader de
nos prisons culturelles.
D'un
pays à l'autre, de ville en ville, d'île en île, toute la force de
mes convictions originelles s'est émoussé. La curiosité a brisé
la carapace. Plus que jamais en voyage on ne trouve pas de réponses
mais la richesse de nouvelles interrogations. Je doute donc je
suis. A moins que ce ne soit l'abus soleil qui me pousse à cette
dérive philosophique.