samedi 28 avril 2018

D'ïle en ïle

A seulement une heure de bateau de Bali, me voici sur le sable des plages des « gilis », trois petites îles au large de Lombok, l'île du piment. Gili cela veut dire île en indonésien, donc parler des îles Gili serait être redondant. Je choisi la plus grande et la plus animée des trois, Trawangan. Les engins à moteur ne sont pas autorisés sur l'île, on se déplace à pieds, en vélo ou en carriole bariolée tractée par des chevaux. C'est reposant pour les oreilles mais les rues de sables fourmillent tout de même fortement. Si Bali est une exception en Indonésie avec sa propre religion et la culture qui en découle, sur Gili Trawangan, on retrouve un islam traditionnel. Du coup vers les 5h, on a droit à un double réveil issu de la combinaison entre chants de coqs et appels à la prière. Une première journée passée à faire le tour de la plage circulaire et traverser différents types d'ambiance entre les complexe hôteliers luxueux et les bars aux sonorités reggae, jazzy ou festive. Une ballade entrecoupée de pauses fraîcheur dans cette eau turquoise. Si chaque hôtel et bar soignent chacun leurs plages privées respectives, en dehors de celles-ci malheureusement il n'est pas rare de buter sur de nombreux déchets plastiques minant le sable blanc. Le lendemain je participe à un tour en bateau avec une quinzaine d'autres touristes pour faire du snorkeling sur les différents spots autour des trois îles. Armé de palmes et tubas, je scrute ainsi de la surface la richesse de ces fonds marins. Le spectacle est au rendez vous : multitude de poissons colorés, grands ou petits, longs ou fins mais surtout de belles grosses tortues qui nagent au ralenti sous les yeux ravis de ces humanoïdes palmés. Cela reste moins impressionnant que mon expérience passée dans les caraïbes mais vaut clairement le coup.




Au petit matin du jour suivant je prends la navette pour rejoindre la grande île au large, Lombok. Il y a beaucoup à dire sur cette voisine de Bali. Pas forcément moins peuplée avec également prés de trois millions d'habitants au compteur, on y circule tout de même mieux. C'est encombré mais on n'est jamais vraiment à l'arrêt. On retrouve le même cadre tropical entre les longues plages au bord et le massif volcanique au centre. Moins intrigante culturellement, la culture musulmane plus classique n'attire pas le chaland. Au final, les visiteurs se résument à quelques touristes venus fuir les foules et profiter en catimini des superbes plages de Lombok. Comme pour Ubud, je ferais deux jours d'expédition et une journée de détente. Pas de tours organisés, je négocie donc un chauffeur privé pour deux jours. Ce sera Omar. Il répondra à mes questions et m'éclairera au fil de la route sur les us et coutumes des habitants de l'île. On parlera également football en cette période de demi finale de ligue des champions qu'il m'avoue regarder en direct la nuit.

Premier jour au nord, dans la partie très végétale, on part à la découverte de deux cascades perdues au pieds de la montagne menant à l’impressionnant mont Rinjani. Ça se mérite, deux kilomètres sur un petit chemin à flanc de montagne, au dessus de la forêt. Et après avoir croisé une famille de singes en pleine transhumance, il faut passer à gué un imposant ruisseau pour avoir le droit de découvrir ces jolies cascades jaillir au travers de la végétation et lisser la paroi dans leur chute. Les quatre heures de route aller/retour depuis Senggigi permettent de découvrir la richesse agricole de Lombok. Riz, soja, maïs, tout le monde est au travail et s'affairent dans les champs puis se reposent à l'ombre de petites huttes en bois. On traverse ainsi les nombreux villages en évitant de téméraires poulets qui traversent la route, on croise de nombreux écoliers en uniformes, on longe ces champs aux tas de compost fumants, on regarde les bœufs brouter l'herbe de sommaires terrains de foot, on observe les mosquées posées au cœur des rizières gorgées d'eau et à l'ombre des cocotiers.




Deuxième jour, cap vers les trésors de sables du sud et notamment les plages de Tanjung Aan et Mawun. Pas grand monde pour profiter de ces baies de sables blanc et d'eaux turquoises. Quelques touristes égarés, deux trois pécheurs et une poignée d'enfants s’entraînant au surf. Un cadre magnifique même si ici aussi on ne s’embarrasse pas avec la collecte des déchets. Mais à mesure que la route défile, je m'aperçois que tout cela va changer. Les panneaux annonçant des terrains à vendre fleurissent sur le bord de la route. Un aéroport flambant neuf à déjà poussé de terre. Omar me parle d'un gigantesque projet immobilier et évoque même un circuit de formule 1. Rien que ça. Si Lombok avait du retard sur Bali, dans dix ans on en parlera plus. Pour l'heure on passe d'une plage à l'autre sur des petites routes peuplées de scooters mais nul doute que bientôt ce seront des bus sur de belles landes de goudron. Sur le chemin du retour, on s'arrête pour visiter un village traditionnel sasak, l'ethnie principale de l'île. Si on fait abstraction de la donation forcée, du guide local imposé et du passage par la boutique souvenir obligatoire, on a un bel aperçu de l'habitat et de l'organisation de la vie de village. J'ai même droit à une simulation de combat traditionnel accompagné de musique typique. Deux guerriers munis d'un bouclier et d'une perche se font face dans un combat musical et dansant, cela éclaire mieux la signification de la fresque faisant face à mon hôtel. Je visite le village en même temps qu'un bus de touristes indonésiens venus de Bornéo et rapidement ils ont plus d’intérêt pour moi, « l'occidental », que pour le village en lui même. Je vis mon instant de gloire et enchaîne une grosse dizaine de photos sous le regard amusé du guide qui enchaîne les clichés.











Pour mon dernier jour indonésien je choisi Kuta sur Bali, juste à côté de l'aéroport. Je ne pouvais pas partir sans jeter un œil sur cette longue plage de sable, véritable paradis des surfers. Je pensais y passer l'après midi mais les transports étant ce qu'ils sont je n'y verrais que le coucher de soleil. Il faut une heure trente pour passer de Lombok à Bali en speed boat mais il a fallu rajouter une heure d'attente au large notre tour pour débarquer, rajouter à cela deux heures pour faire la quarantaine de kilomètres du port à mon hôtel... La plage doit bien faire deux kilomètres de long. Orienté ouest, tout le monde profite du coucher de soleil, posé dans le sable, une bière à la mer. Des surfers non rassasiés, chevauchent quelques dernières vagues sous une faible lueur de fin de jour.


Finis la plage. Place au Japon maintenant. Un beau mois de Mai en perspective.
Neuf mois derrière moi, déjà. Un autre rythme où j'ai pu laisser vagabonder mon esprit. Prendre le temps, du recul. Construire sa réflexion et laisser venir les interrogations, les découvertes. Fuir les raccourcis et les évidences. Tel un arbre, patiemment, j'ai su prendre racine et me nourrir de ce qui m'entourait pour finalement en tirer force et sérénité.

Durant mon voyage, partout, j'ai trouvé le même accueil. De la curiosité, l'envie d'échange, de la bienveillance et de la gentillesse. Aucun a priori, aucun filtre, aucun jugement. Leurs traits physiques n'étaient pas les mêmes. Des cheveux bouclés, crépus ou lisses, des yeux ronds ou bridés, une couleur de peau pâle, claire, sombre ou burinée. Mais tout le temps, cette constance et ces francs sourires. Entre trois et huit ans, chaque enfant m'a renvoyé cette même belle image. A la naissance, nous sommes, au fond, tous les mêmes, vraiment semblable dans notre humanité. C'est ensuite, l'âge grandissant, que nos âmes ne sont pas polies de la même manière.

La culture (qui porte bien son nom) nous segmente, nous rapprochant des uns tout en nous éloignant des autres. Nos chemins divergent ainsi, par la culture dans laquelle on baigne. Cela commence dés les mots que nous apprenons. Ceux-ci formatent notre façon de nous exprimer. La traduction d'une langue à l'autre n'est en effet jamais linéaire. D'un langage à l'autre, nous n'avons pas la même capacité à formuler un sentiment. Chaque dialecte a ses spécificités. Et pourtant aussi développée soit elle, aucune langue ne permet de faire comprendre parfaitement ce que l'on souhaite. Le langage est notre premier biais, notre première prison.

A mesure qu'on grandit, la culture infuse lentement, on se normalise. On évolue constamment autour de normes qu'on adopte, inconsciemment, plus ou moins fortement. Certes, la conscience et l'esprit critique nous permettent de se questionner et de mettre tout ça en perspective, mais au fond, toute personne, aussi rebelle qu'elle pense être, rentre d'une certaine manière dans le moule culturel qui l'entoure. On se construit tous par rapport à un modèle, qu'on accepte ou qu'on rejette. A partir de là, fort de ce bagage incorporé, la différence culturelle perçue chez l'autre devient de l'exotisme. Comment interpréter autrement ces comportements extérieurs à nos cadres de références ?

Alors certes, nous ne pensons pas tomber dans le jugement car nous sommes des gens tolérants. Oui mais qui dit tolérance ne dit pas forcément neutralité d'opinion. Inconsciemment, on ne peut s’empêcher de penser, en son for intérieur, en terme de mieux. En effet, si ce que nous faisions n'était pas mieux que ce font les autres pourquoi le ferions nous ? Tiraillé par cette dissonance cognitive nous avons besoin d'un secours mental. Nous avons besoin de justifier nos choix et de les valoriser par rapport à autrui. Nous avons grandi dans une culture qu'au fond nous n'avons pas choisi, mais une fois que nous prenons conscience de celle-ci, le besoin de la justifier apparaît. Nous devons justifier un choix que nous n'avons pas fait. Dur d'accepter l'idée que nous ne maîtrisons pas l'identité qui nous définit. Tellement difficile qu'on préfère dire qu'on dispose d'une supériorité culturelle.

Mon voyage n'a été que ça : suivre les traces laissées par la notion de supériorité culturelle. Le monde a subi des siècles et des siècles de colonisation durant lesquels des gens ont expliqué à d'autres gens ce qui était mieux, et pas toujours des façons les plus pacifiques. Les différences dans le monde sont multiples. On devrait être naturellement attiré par cette richesse de diversité. Essayer de comprendre pourquoi notre semblable a choisi une autre route. Mais non, le premier réflexe humain c'est l'instinct de survie, le repli sur soi. On se méfie de se qui est différent. La peur de l'étranger. En latin, ça se dit xeno-phobia. Tout vient de là, la peur d'accepter la différence, la peur d'ouvrir son quotidien à d'autres possibles, la peur de prendre le risque d'ébranler ses convictions. Sortir de ses certitudes et de sa zone de confort pour faire un voyage vers l'autre... Trop dangereux. Et si je me rendais compte que j'avais tout faux depuis si longtemps. Peur d'avoir tort? Se poser la question c'est peut être déjà y répondre. Non, ne prenons pas ce risque. On s'enferme donc sur soi et on sort l'argument de bien et de mal comme justificatif. Tous les obscurantismes, les fanatismes, les guerres de religion trouvent leur source ici, dans l'illusion d'un combat idéologique du bien contre le mal.

Même en abordant la chose de manière rationnelle, réfléchie et philosophique, le biais culturel sera là. Une morale se détermine par l'adoption de valeurs. Et les valeurs se transmettent essentiellement par la culture... En soi, rien de choquant. L'identité de chacun se définit comme ça, par un système de valeurs. Non le problème intervient quand on veut y adosser une notion de bien et de mal. Accepter de dire que le bien et le mal n'existent pas ce serait s'ouvrir un champ abyssal de possibles. Ce serait pouvoir adopter une ligne de conduite personnelle tout en acceptant qu'un autre puisse avancer différemment voire de manière contraire sans que l'un ou l'autre n'ait au final tort ou raison. Ce serait peut être ça la vrai tolérance, accepter la position d'autrui ET renoncer aux jugements de valeurs.

C'est loin d'être évident. Très loin même. L'euthanasie, l'avortement, la peine de mort, le droit d'asile, l'ingérence, le libre port d'arme... Tous ces sujets nous parlent. Chacun a sa propre opinion dessus et la fonde sur sa propre morale. On peut débattre, avancer sa vision, tenter de la faire partager, mais au fond qui peut venir et dire solennellement de manière claire et directe : ça c'est bien, ça c'est mal. Sur quel fondement qui ne repose pas sur des préjugés moraux? C'est dur d'avoir une opinion, d'y être fortement attaché, même de manière viscérale et d'accepter au fond que quelqu'un puisse avoir une approche totalement différente de la notre ET qu'il puisse ne pas avoir tort. Renoncer au bien et au mal c'est faire la paix avec soi-même et avec les autres. Attention, je ne dis pas qu'il ne faille pas défendre ses opinions. Bien au contraire. Je dis juste qu'il faut le faire parce que cela est en accord avec nos valeurs morales et aucunement le faire en prétextant agir au nom du bien. Et le faire avec l'humilité de se dire qu'on puisse avoir tort. C'est ce qui différencie les convictions des certitudes. Dans un débat on échange pour faire partager ses convictions et on écoute pour éventuellement adhérer à celles d'autrui. Dans un combat idéologique, on n'écoute pas, on assène ses certitudes. J'ai l'impression qu'aujourd'hui, malheureusement, l'espace de débat se restreint et qu'on glisse vers une multitude de petites guerres idéologiques.

Quand notre regard se libère de ce filtre de jugement, alors nous sommes prêts pour observer toute la richesse culturelle du monde qui nous entoure. Le monde regorge de diversité mais on ne prend plus le temps de se découvrir les uns les autres et de s'enrichir d'autrui. On préfère s'épuiser à essayer de se rassurer soi-même que ce que l'on fait est bien... Mais au final, personne n'est réellement supérieur. Nous sommes tous les mêmes car nous sommes juste, tout simplement, tous différents. Il est grand temps de nous évader de nos prisons culturelles.

D'un pays à l'autre, de ville en ville, d'île en île, toute la force de mes convictions originelles s'est émoussé. La curiosité a brisé la carapace. Plus que jamais en voyage on ne trouve pas de réponses mais la richesse de nouvelles interrogations. Je doute donc je suis. A moins que ce ne soit l'abus soleil qui me pousse à cette dérive philosophique.

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